Portrait

Le Cheval d’Orgueil

C‘est un personnage de légendes et d’histoires aux veillées, à ne jamais finir. Encore faut-il espérer qu’il ne se soit pas trompé de siècle, qu’il ne faille pas attendre qu’il soit mort pour lui voir consacrer des livres, des films et des hommages dans les musées. Il a un nom sorti tout droit de la mythologie celte, Marc, comme le roi-Cheval, Morvan, comme le géant irlandais. Taillé dans le roc plutôt que dans le bois, il en a la carrure. Centaure autant que Minotaure, il en a le caractère emporté, entêté, brailleur, buveur, brutal, fonceur, emmerdeur mais… bon comme le pain, généreux, amical, fidèle, droit et carré.
La bonté et la beauté brutes, comme on dit d’un diamant dans sa gangue, une gangue de colère et d’indignation. Orageux, il passe de la plus grande espérance en l’homme au plus grand désespoir en la société. Galaad, lui qui rêve mers limpides, ciels innocents et hommes sages, ne croise sur son chemin que requins, dragons, chausse-trappes et machinations. Moloch gagne toutes les guerres et détruit les rêves des cow-boys solitaires.
Ce qui ne l’empêche guère, nouveau Don Quichotte, de se relever, et à grands coups de taille et d’estoc, de masse d’armes ou d’épée, de tailler en pièces chimères et épouvantails et clamer aux quatre coins de la Cornouaille qu’un autre monde est possible, où le bon et l’agneau seront amis, où l’esprit d’enfance régnera, où ‘les humbles et les doux auront toute leur place.
Et tant pis, si la genèse se fait dans le bruit, la fureur et la douleur.
Et tant pis, si régulièrement l’incompréhension, le scepticisme, l’inertie de ses contemporains le font sombrer dans la mélancolie et l’amertume, le mettent à genoux.

Marc MORVAN - Portrait (2017). Photo Marc ROHNER (002)
Marc MORVAN - Portrait (2016). Photo Marc ROHNER (001)
Marc MORVAN - Portrait (2017). Photo Marc ROHNER (008)
Marc MORVAN - Portrait (2017). Photo Marc ROHNER (006)

Tout Quimper connaît Pont-Kamm, le chaos qu’est le bout de vallée dans lequel Marc a installé sa forge. Entre ferraille et décharge, champ de bataille et parc d’attractions destroy, son petit Hiroshima des désillusions du siècle, est un souk de carcasses, moteurs, engrenages, machines, qui rouillent, s’oxydent, crèvent la gueule en l’air, attendant que, pris soudain d’une indignation tellurique, Morvan leur redonne vie et en fasse un monumental pied de nez à la fatalité.

Sans doute, les passants pressés qui prennent le virage doivent-ils hausser les épaules et se prendre à souhaiter que la verdure envahisse et recouvre ce tas de déchets, que la rivière déborde et emporte ces monstres criards. Sans doute, les automobilistes protestent-ils que ce n’est pas dans ce désordre-là qu’ils ont envie de vivre. Que leur vie, leur maison est rangée. Que Quimper est coquette et Kerfeunteun tranquillette ! A quoi bon exposer ces maux que tous préfèrent cacher ?

Marc, qui vient du bord de mer, coutumier comme tous les marins-pêcheurs des coups de chien, ne sait pas qu’ici, on tait la douleur, on rumine sa peine et on lèche ses plaies sans jamais les exposer. Quand la pression est trop forte, on la laisse exploser en beuverie, en émeute ou bataille rangée et puis on se tait.

II y a plusieurs Bretagne, tous les Bretons le savent celle de la mer est plus folle que celle de la terre, c’est connu, bien que celle de la terre né soit pas moins rêveuse. Celle de la montagne aussi austère que la plaine est rieuse. Celle du Sud plus vive que celle du Nord. Et l’on pourrait multiplier à l’envi les étranges rapports qui se sont tissés à l’ombre du mal fait au pays par l’Histoire, entre les Bretons et leurs paysages. Pour affronter l’adversité, les uns ont eu des fées pour aïeules qui leur ont légué des secrets magiques ; les autres, fils d’une race plus farouche, font montre d’une constance à toute épreuve. Quand ils se sont donnés ils sont incapables de reprendre. Ce qu’ils aiment, ils l’aiment d’un amour plus fort que la mort. Plus dure est leur chute, et plus violente leur réaction quand la réalité les déçoit. Pour fuir l’angoisse et les cauchemars qui les assaillent alors, ils pourraient aller jusqu’au meurtre (1).

J’entends d’ici Marc lever sa masse et l’abattre sur l’acier, faisant jaillir du néant des gerbes d’étincelles : Debout, l’homme, debout ! Plutôt mourir debout que vivre à genoux !

Le chaos geint grogne, gronde et prend forme. Fait de lits de douleur, de chaises d’handicapés, de porte-catétaires et de béquilles, l’homme s’arrache aux chaînes de l’impuissance et se lève, jusqu’à toucher le ciel du doigt. Ses mouvements sont encore gauches, ses gestes archaïques mais il vit. Il rayonne au soleil de sa foi en la vie : Voyez, j’ai survécu ! Ils m’avaient crucifié, cloué une couronne d’épines sur la tête, percé le flanc d’une lance, lapidé et craché au visage, mais je revis, plus brillant que jamais. je suis mal, je vais mal, mais je suis, je vais.

Sur ce chemin semé d’embûches, combien de-fois Marc est-il tombé pour se relever aussi glorieusement ? Le judo qu’il maîtrise parfaitement lui a appris à choir sans jamais déchoir.

Combien de coups tordus, de traîtrises, de baffes, de croche-pieds décochés à l’enfant qu’il était pour que ses mains et son coeur saignent ainsi du besoin de créer, mot si proche de crier ?

Combien de tourmentes ont drossé sur les récifs un aussi sacré caractère ? Dans une autre vie, Marc, le roi Pêcheur, perdit le bateau qui le faisait vivre et mit son sac à terre, bien décidé à terrasser les mauvais génies qui l’avaient coulé. C’est ce premier naufrage, et la bataille qui s’ensuivit, qui le contraignirent à prendre à bras le corps le monde et sa matière. Jusqu’alors il flottait, le temps lui filait entre les doigts, la vie aussi. Après avoir frappé en vain aux portes, cassé en vain sa voix aux guichets, il comprit que pour changer le monde, il fallait en changer les symboles et les signes.

Il apprit le métier de chaudronnier, le feu et le martèlement ; la dureté du métal et sa fragilité, la soudure et la brisure. L’ivresse du fracas du métal remplaça la rumeur des vagues. Il se bâtit de bric et de broc une armure d’audace, avant de se jeter à corps perdu dans des trucs infaisables qui ne ressemblaient à rien, à partir de rebuts de ce que l’humanité jetait, mettait à la casse, dédaignait. Tout l’homme tient dans cette affirmation : Ce que cette société a cassé, déclassé, rejeté, est riche d’expérience, d’histoire, de savoir. Trempée au feu du regard, martelée comme on martèle la vérité, l’humiliation devient oeuvre d’art. Elle raconte aux enfants que nous sommes ce qui s’est passé et se passera si nous restons recroquevillés dans nos coquilles égoïstes. Et quand Marc s’adresse aux plus démunis d’entre nous, les invalides, il touche au magnifique. Lève-toi et marche ! tonne l’acier, Toujours les mêmes mots : marche, marc, marc’h, le Cheval d’orgueil !

Il prend des risques fous, travaille sans filet, sans amis, sains illustres parrains et diplômes parisiens, il bosse jusqu’à tomber par terre, puis se relève à l’aube. Le soleil éclaire sa folie et le regard s’émerveille. Quel que soit le lieu où elles s’exposent, chacune de ses compositions raconte à celui qui la regarde une histoire, triste, drôle, bizarre, mythologique, qui bouleverse. Les enfants, qui viennent par dizaines les caresser, clouent le bec des grincheux.

Il y avait cette même tendresse entre Picasso et les enfants, quand, écoeuré par la folie guerrière des hommes, il avait, d’un éclat de rire, brisé les images. Marc Morvan, au coeur de Kerfeunteun, après le vieux taureau espagnol, répète qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Que, dans les rues paisibles, de plus en plus de gens, vos voisins, vos fils, vos proches, tombent sans se relever-dans l’indifférence ou l’accoutumance. Les beaux jardins de Kerfeunteun cachent parfois la misère et le chagrin. L’étranger aux mains nues, qui y vient, trouve souvent portes fermées et rideaux baissés. Seuls les chiens aboient pour saluer le petit Cheval blessé des légendes, le Cheval d’orgueil gui martèle de ses sabots ferrés l’asphalte gelé des cités : Réveillez-vous, dieux anciens, qu’ici-bas, ils ont perdu la tête !

I
Ricardo Montserrat
« Taol Lagad – Visages et Images de Kerfunteun »
(1) Anatole Le Braz,  » Le Gardien du feu « 

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